10-05-2023
En Turquie, les entreprises sous le choc de l’hyperinflation
DÉCRYPTAGE - À la veille des élections, la chute de la livre et la politique monétaire déstabilisent le monde des affaires.
Après vingt ans à soutenir l’implantation d’entreprises en Turquie, ce dirigeant, pourtant habitué aux crises dans une région aussi périlleuse sur le plan géopolitique, n’a jamais vu ça. "Certaines organisations ont dû augmenter de plus de 100% les salaires nets en livre turque de leurs employés", témoigne Ilker Onur, franco-turc, directeur exécutif d’Advantis Conseils Turquie. Lui-même a été contraint à des hausses significatives de rémunérations. "Sur l’année 2023, on va avoir 25% de pertes de marge… Je suis obligé de rogner dessus car je ne peux pas augmenter mes prix", précise l’homme d’affaires.
Nul n’a vraiment le choix à une telle conjoncture. Si l’inflation en Turquie est redescendue officiellement aux alentours de 50% en avril sur un an, la hausse des prix a atteint un niveau record : 83% en septembre 2022, du jamais vu ¬depuis les années 2000. Officieusement, elle aurait même dépassé la barre des 100%, selon des spécialistes. Pour soutenir les ménages les plus pauvres, le président Recep Tayyip Erdogan a rehaussé trois fois le salaire minimum au cours de l’année passée, soit in fine une hausse de "plus de 100% précise Ilker ONUR. Cela a été un choc pour les entreprises, surtout pour les industriels dont les coûts de production ont augmenté avec le coût salarial”. À leur tour, les hausses de rému¬nérations nourrissent l’inflation.
Des élections cruciales pour Erdogan qui règne depuis vingt ans dans ce pays qui occupe une place stratégique économi¬quement, à la croisée de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique. Le scrutin se déroulera dans un contexte ¬économique dégradé par cette spirale inflationniste qui sévit depuis 2018.
La livre turque a perdu 62% de sa valeur par rapport au dollar américain depuis début 2021 et poursuit sa chute libre.
La hausse des prix de l’énergie, importée en quasi-totalité, a alimenté largement l’inflation.
Surtout, le président turc, en dépit du bon sens économique, s’entête depuis deux ans à mener une poli¬tique de crédit bon marché et fait pression pour baisser les taux d’intérêt de la Banque centrale alors même que l’inflation tutoie des sommets.
Une politique monétaire à contre-courant du reste du ¬monde : pour contenir l’envolée des prix qui empoisonne l’Europe, tous les pays ont resserré les conditions de crédit en relevant les taux d’intérêt.
Dans cette débâcle économique, les chefs d’entreprise doivent sans cesse s’adapter, sans aucune visibilité pour calculer leurs coûts.
« Les dirigeants ont besoin d’une fixation des règles de la politique monétaire, explique Deniz Ünal, économiste au Cepii. L’inflation hors de contrôle et l’imprévisibilité de l’évolution du taux de change de la livre turque rendent impossible aux entrepreneurs d’estimer leurs coûts de production et de fixer leurs prix de vente. Aussi, le maintien des taux d’intérêt trop bas, pour favoriser la croissance, est par ailleurs neutralisé par une multitude de mesures qui entravent les crédits aux entreprises. »
Pour renforcer les réserves de change du pays, à sec, et ralentir la chute de la livre, la Banque centrale turque, inféodée à la présidence, impose aux exportateurs de déposer 40% de leurs revenus en -devises. Ces montants sont vendus à la Banque centrale le jour même, à un cours déterminé et valable uniquement le jour de la transaction. Le montant total est ensuite payé par la banque à l’exportateur en monnaie turque. Si certains doivent racheter à un taux qui leur est défavorable, d’autres font de juteuses affaires, affirme Ilker Onur. « D’un point de vue financier, c’est très difficile, mais d’un point de vue business, certaines entreprises continuent de gagner de l’argent même si les coûts ont sévèrement augmenté. »
« Erdogan ne veut pas suivre les règles économiques connues, c’est une sorte de modèle à la chinoise, focalisé sur les exportations », glisse un chef d’entreprise qui souhaite rester anonyme. De fait, les acheteurs internationaux ont profité de la faiblesse de la livre, certains ont vu dans la Turquie une alternative aux fournisseurs chinois pour sécuriser et rapprocher leurs approvisionnements et enfin, le pays a intensifié ses échanges avec la Russie. Résultats : les exportations de biens et services sont en hausse de plus de 10% en 2022, à un niveau record et Erdogan ne s’est pas privé de s’en réjouir.